Je le confesse sans fausse honte, je suis ce qu’on appelle un téléphage et je ne boude jamais – ou presque – mon plaisir, même lors des pauses pub. Je faisais d’ailleurs le désespoir de mes parents quand j’étais gamin : ils constataient avec consternation que je retenais tellement facilement les musiques ou les slogans des « réclames » (comme on disait encore dans les années 60)… Si seulement j’avais manifesté la même aisance pour apprendre les tables de multiplication ou les règles de grammaire…
Je n’ai pas fondamentalement changé et encore aujourd’hui je reconnais facilement les pubs diffusées à la télé… Il peut m’arriver de chantonner la musique d’un spot alors que je viens de quitter mon fauteuil pour un pipi-minute. Mon coup de cœur du moment c’est la pub Chanel qui a ressorti de la poussière la chanson Follow me d’Amanda Lear. La voix grave d’Amanda posée sur cette musique électro-disco avec plein de reverb m’enchante…
J’aime aussi beaucoup la pub Twix dans laquelle deux scouts détaillent le craquant et le moelleux de la friandise pendant que deux ours, dans les fourrés derrière eux, utilisent les mêmes arguments pour détailler le plaisir envisagé à l’idée de croquer ces deux humains… C’est efficace, bien trouvé avec ce qu’il faut d’humour (noir) et de non-dit pour que ça marque.
Mais il y a également des pubs qui me chiffonnent. Je dirais même qui me choquent? Aurais-je enfouie au fond de moi une sensibilité gaucho-humaniste ?
Premier exemple.
Il y a cette dame qui rentre chez elle alors que l’orage menace, et pendant qu’elle cherche dans son sac ses clefs, elle prend conscience qu’elle a oublié d’acheter du lait. La voix off assène « vous avez encore oublié le lait et vous n’avez pas envie d’y retourner. Faites vous livrer ! » Ben oui, on ne va pas risquer de ruiner le brushing et puisqu’on a de la thune, autant payer pour qu’un pauv’gars se fasse tremper à sa place… Le pauv’gars en question évidemment livre la dame, avec le sourire, « en quelques minutes ».
Tout est à gerber dans ce spot. La nana, c’est une européenne blonde. Le livreur c’est un mec typé. L’argent permet à la nana de préserver son petit confort bourgeois, de faire exécuter les trucs emmerdants par un mec qui n’est pas du même milieu social, et toute cette mascarade aux relents d’esclavage moderne se fait via une appli, en un claquement de doigts, parce qu’en plus, on ne fait pas attendre la dame qui a de l’argent… Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu la lutte des classes mise en scène de façon aussi décomplexée et insidieuse.
D’ailleurs – même si je ne suis pas client de ces sites de service de livraison à la personne – je me suis toujours demandé s’il fallait accepter de signer les pétitions qui dénoncent « l’uberisation » du travail au risque de mettre au chômage des jeunes gens pour qui se faire exploiter de la sorte reste peut-être le seul moyen de (sur)vivre. Défendre un principe ou défendre le droit au travail, le droit à la dignité ? Comment trancher ? Où est la limite entre le « petit boulot » et l’esclavage ? Pour le moment j’y ai répondu (ou pas) en ayant le choix de ne pas avoir besoin de solliciter ces plateformes de livraison…
Deuxième exemple.
Petite réunion de brainstorming dans une boite de téléphonie dont la patronne est heureuse de proposer un forfait à 15,98€ alors que le concurrent affiche un prix de 15,99€. Mais « je ne vous cache pas que pour y arriver il va falloir faire quelques sacrifices… » et s’adressant à un employé, devant l’assemblée qui applaudit « donc voilà, Marc… Tu es le sacrifice ! Il faut que tu partes. Allez tout le monde, on dit au revoir à Marc ! »
Je ne sais pas qui a eu cette idée de mette en scène un licenciement de façon aussi cynique et brutale. Je ne dis pas que cette situation est « caricaturale » car on a déjà entendu ici ou là parler d’employés qui ont été licenciés par SMS. Pas besoin d’aller chercher chez Elon Musk. On a vécu ça en France à plusieurs reprises… Je ne sais pas qui a eu cette idée, mais je me demande aussi comment le patron de Free a pu valider l’idée et trouver acceptable qu’on s’amuse du chômage… Rire avec le licenciement, pas dans un sketch qui se servirait de l’humour noir pour dénoncer une situation, non, en rire avec décontraction et en faire finalement – puisque c’est une pub multi-diffusée et déclinée dans plusieurs versions – un élément du « politiquement correct » en cours dans notre monde.
Ces deux spots de pub sont-ils vraiment le reflet de notre époque et d’un glissement de plus en plus flagrant vers une idée que je croyais appartenir au 19ème siècle. L’humain (re)devient de façon flagrante la variable d’ajustement de l’économie. Dans le système capitaliste ça a évidemment toujours été le cas. Mais le fait que ce soit assumé d’une façon aussi décomplexée me sidère.
Finalement je suis heureux d’avoir déjà vécu la plus grande partie de ma vie… Je suis né et j’ai vécu mon enfance dans une période d’innocence, de légèreté et où se projeter dans l’avenir (on parlait de l’an 2000 comme d’un horizon radieux) faisait partie d’un quotidien serein. Mes parents avaient connu la guerre, ils pouvaient donc éduquer leurs enfants en positivant et en dédramatisant. J’ai eu la chance de passer au dessus de la crise pétrolière et l’inflation à deux chiffres, au dessus l’irruption de l’aggravation du chômage, de toutes ces épées de Damoclès économiques en devenant – par choix – fonctionnaire après avoir fait des études qui m’intéressaient avant d’être la clé obligée de mon avenir professionnel. J’ai eu la chance de voir des évolutions sociétales qui étaient des avancées. J’ai eu la chance de m’épanouir avec le sentiment que tout ou presque était possible. Les pubs qui m’ont accompagné c’était la pub pour les chamallows (les bons gros bonbons tendres), c’était la pub pour les « chevrons sauvages » de Citroën , c’était la pub « quand c’est trop c’est Tropico », c’était « tu baguenaudes dans les pâturages, Belle des Champs », c’était des pubs qui reflétaient la magie du plastique, de l’essence facile et du jetable, qui glorifiaient la société de consommation débridée, des pubs qui reflétaient le sexisme/machisme de la société, certes,… mais qui véhiculaient également une insouciance et une légèreté qui étaient révélatrices d’un hédonisme je-m’en-foutiste tellement plaisant à vivre dans l’instant.
Bien sûr aujourd’hui on sait combien ces comportements ont été le terreau de nombre de problèmes d’aujourd’hui. Il est devenu difficile d’être léger et insouciant. Mais doit-on ajouter le cynisme aux problèmes qui s’accumulent ?
Oui… je suis bien content d’avoir déjà vécu la plus grande partie de ma vie. Le futur est (potentiellement) désespérant. J’aimerais tant que les agences de pub nous concoctent à nouveau des pubs idiotes qui fassent rire ou rêver…